Alors que l'élevage laitier bio subit les conséquences d'un retrait de la consommation depuis près de deux ans, amplifié par la baisse du pouvoir d'achat ces derniers mois, le Cniel mise sur les actions de communication et de lobbying pour enrayer le phénomène. Côté producteurs, les conversions sont à l’arrêt et les cessations s'accélèrent.
La consommation de lait bio et de ses produits dérivés, en décrue depuis plusieurs mois, a nettement décroché à partir de mai 2021. (©Pixabay)
Depuis plus d’un an et demi, la filière laitière bio est en difficulté. Après des années de croissance à deux chiffres, la consommation de lait bio et de ses produits dérivés décroche nettement depuis mai 2021, au moment où de nombreux producteurs arrivaient sur le marché au terme de leur conversion. Ce déséquilibre entre offre et demande a provoqué des excédents, des déclassements, et une érosion des prix particulièrement palpable au printemps dernier, lors du pic de production saisonnier.
Cette chute de la consommation touche l’ensemble des produits alimentaires bio. Comment s’explique-t-elle et comment l’enrayer ? Le Cniel se penche sur le sujet depuis plusieurs mois, s’appuyant notamment sur une étude de l’institut Kantar réalisée en 2021-2022.
Romain Le Texier, auteur de l’étude et depuis peu directeur des études au pôle Prospectives du Cniel, souligne un paradoxe : « le bio a toujours une bonne image auprès des Français, les gens ont envie de consommer bio… mais dans les faits ce n’est plus le cas : les achats baissent ».
Parmi les freins à la consommation, il pointe la multiplication des labels : « Il y a aujourd’hui du HVE, du "sans résidus de pesticides", du "plein air", du "sans nitrites"… Le bio, longtemps seul étendard du "manger sain", se retrouve dilué et presque banalisé dans ces autres propositions ».
Les achats annuels (12 mois glissants) de lait, ultra-frais, fromages, beurre, margarine et crème bio étaient tous en net recul au deuxième trimestre 2022 par rapport à 2020. (©Kantar)
Autre frein, plus conjoncturel : le prix élevé des produits bio. Le prix demeurait en 2022 le premier critère d’achat en GMS pour 66 % des foyers interrogés contre 59 % en 2021. « Les Français se posaient déjà des questions l’an dernier et challengeait le bio, l’inflation qu’on connait depuis quelques mois accentue et accélère le phénomène » : face à la baisse de leur pouvoir d’achat, les consommateurs choisissent des produits moins chers, donc non bio.
Dans ce contexte, que faire ? Pour Yves Sauvaget, éleveur en Normandie et président de la commission bio du Cniel, il faut avant tout éviter la destruction de valeur : « Non au bio pas cher ! Le bio, c’est plus que consommer une denrée alimentaire, et ça n’a pas de prix ». Il alerte aussi : face à cette déconsommation, « on va amenuiser les produits bio dans les rayons, et moins on va les trouver… moins on va en consommer ! C’est le serpent qui se mord la queue ».
L’interprofession veut stabiliser la consommation de lait bio et de produits laitiers – « ce serait une première victoire, avant d’envisager une relance » -, et mise pour cela sur la communication. Il s’agit de « redonner de la visibilité et de la notoriété au bio auprès des consommateurs, reprendre la parole pour expliquer pourquoi il a une valeur supérieure et que c’est un des seuls labels qui peut conjuguer la santé (humaine) et la santé de l’environnement », note Romain Le Texier.
Une première campagne de communication a été lancée au printemps, portée conjointement par l’Agence bio, le Cniel et Interfel. « La campagne a été renouvelée cet automne, avec deux financements de l’Union européenne qui sont tombés à point nommé. L’un permettra d’inciter à la consommation en produits bio en restauration hors foyer, l’autre sera plus axé sur la grande distribution », se félicite Yves Sauvaget.
Autre levier que l’interpro entend actionner pour relancer la consommation bio : poursuivre ses actions de lobbying auprès des pouvoirs publics. « On attend le respect des 20 % de bio dans la restauration collective : on n’est qu’à 6 %. On sait que les 20 % n’absorberont pas le surplus de lait bio, mais respecter ça serait la preuve que la puissance publique respecte ses engagements. Cela fait partie de ses missions régaliennes ».
Message reçu par le ministère de l’Agriculture, semble-t-il : mardi 6 décembre, lors des Assises de l'agriculture et de l'alimentation biologique, Marc Fesneau annonçait le versement d’un soutien financier de l’État pour la filière bio en 2023. Il contribuera notamment à aider les producteurs à « investir et valoriser leurs productions », et à « réfléchir aux scénarios de consommation du bio à l'horizon 2040 ».
Le ministre a alors particulièrement insisté sur sa volonté de dépasser les 6 % des commandes en bio en restauration collective : « L'augmentation de la demande en bio passe aussi par les commandes publiques. (…) On a un travail à faire là-dessus avec les collectivités locales ».
Sur Web-agri, les lecteurs sont plutôt pessimistes quant à l’avenir de la filière laitière bio. « On peut donner des sommes énormes, le bio a peu de chance de repartir, les gens n'auront pas les moyens d'acheter du bio vu la crise alimentaire qui s'annonce », écrivait "did" en mars dernier. Pour "Terminé", en juillet, « la pénurie, l’offre et la demande auront toujours le dernier mot. Aujourd'hui il faut rajouter une inflation folle incontrôlable, alors on a le cocktail explosif ! ».
Quant à "salut", il interroge : « la Covid a fait illusion pendant deux ans, depuis l'année dernière les ventes de produits bio sont en baisse dans les GMS (....) Quelle solution pour nos collègues en bio ? Je n'en vois qu'une, réduire la production ».
« Dès le début des tensions, il y a un an et demi/deux ans, la filière a décidé d’arrêter les conversions en élevage laitier bio » pour enrayer la surproduction, reprend Romain Le Texier, si bien que l’« on arrive à une stabilisation de la population ».
Et les niveaux de prix actuels peuvent décourager les éleveurs déjà en bio, les poussant à « retourner en conventionnel, ou à cesser l’activité ». Yves Sauvaget souligne d’ailleurs des cessations de plus en plus importantes : « en période de crise, les décisions sont prises très vite dans les exploitations ».
« Il y a un effet de découragement pour certains, poursuit-il : on a l’impression de répondre à la demande sociétale quand on s’engage en production bio mais la société n’est pas au rendez-vous à travers ses actes de consommation. C’est assez décevant. » La question du renouvellement des générations se pose aussi : « Des gens arrivent en fin de carrière, veulent transmettre mais n’ont pas de repreneurs. Des fermes bio sont reprises, mais ça s’en va à l’agrandissement et elles ne sont pas reprises en tant que telles en bio », déplore-t-il.
Revenant sur le croisement des courbes des prix bio et conventionnel au printemps, il commente : « on pense être à 80-90 euros de décalage sur une année complète… Que le différentiel se réduise n’est pas choquant : l’objectif n’est pas d’être absolument au-dessus du conventionnel, mais d’avoir une juste rémunération des éleveurs ! ».
Quid des mois qui viennent ? « Face à l’inflation et à la hausse des charges, il va malheureusement falloir courber l’échine et être résilients. C’est une période difficile, on en a encore pour quelques mois », estime Romain Le Texier.